Daniel
Un long foyer circulaire. La foule semblable à une masse liquide clapotant contre les murs ternes. Des adolescents en costume de Halloween se ruaient à l’intérieur. Des gens s’alignaient pour acheter perruques jaunes, capes de satin noir – « cinquante cents, la paire de crocs ! » – et programmes sur papier glacé. Partout où son regard se posait, des visages blêmes. Des yeux grimés, des bouches peintes. Et çà et là, des groupes d’hommes et de femmes en habits du XIXe siècle, coiffés et maquillés avec art.
Une femme vêtue de velours lança en l’air une pluie de boutons de rose. Des gouttes de sang peinturlurées ruisselaient le long de ses joues blafardes, il éclata de rire.
Il aspirait les odeurs maintenant oubliées des fards et de la bière – un relent de pourriture. Les battements de cœur autour de lui vibraient délicieusement à ses tympans délicats.
Il avait dû rire fort, car il sentit Armand lui pincer le bras :
— Daniel !
— Pardon, chef, murmura-t-il. (De toute façon, personne n’avait rien remarqué ; tous les mortels alentour étaient déguisés ; et sous leurs pull-overs noirs, leurs jeans, leurs casquettes de marin enfoncées jusqu’aux sourcils et leurs lunettes noires, Armand et lui se fondaient dans la cohue). Quelle mouche te pique ? Je n’ai même plus le droit de rire de ce spectacle carnavalesque ?
Armand avait un air hagard, il tendait l’oreille de nouveau. Daniel refusait de se laisser envahir par la peur. Il avait ce qu’il voulait à présent. Nous ne sommes plus frères et sœurs désormais !
Un peu plus tôt, Armand lui avait dit : « Tu n’es pas un élève commode. » C’était durant la battue, les manœuvres de séduction, la mise à mort, le flot de sang irriguant son cœur insatiable. Mais la perversité lui était devenue naturelle, une fois surmontée l’anxiété maladroite du premier meurtre, celui qui en quelques secondes l’avait transporté de la culpabilité craintive à l’extase. La vie bue à grands traits. Il s’était réveillé assoiffé.
Et une demi-heure plus tôt, ils avaient levé deux adorables petites fugueuses à proximité du parc, dans les ruines d’une école abandonnée où des adolescents vivaient, vêtus de guenilles, dans des pièces aux fenêtres condamnées, avec pour tout confort des sacs de couchage et des boîtes de conserve vides où cuire les détritus chapardés dans les décharges de Haight-Ashbury. Aucune protestation, cette fois-ci. Non, seulement la soif et le sens de plus en plus intense de la perfection de l’acte, de son inexorabilité, le souvenir magique du goût dans sa bouche. Vite, dépêche-toi ! Pourtant Armand avait orchestré l’opération avec art, rien de la précipitation de la nuit précédente où tout avait été terminé avant même qu’il ne s’en aperçoive.
Armand s’était planté devant le bâtiment, le scrutant, attendant que sortent « ceux qui désiraient mourir » ; c’était sa méthode préférée ; il suffisait de les appeler silencieusement, et ils accouraient. La mort alors était sereine. Jadis, il avait essayé d’enseigner cette tactique à Louis, avait-il expliqué, mais celui-ci avait été horrifié.
Et en effet, les gamines en jeans avaient surgi d’une petite porte, hypnotisées, comme les enfants de Hamelin, par le joueur de flûte. « Oui, vous êtes venus, nous savions que vous viendriez »... Elles les avaient accueillis, la voix nasillarde, et guidés dans l’escalier qui menait à une salle commune délimitée par des couvertures militaires tendues sur des cordes. Mourir dans ce taudis, avec les pinceaux des phares qui balayaient la pièce par les fentes du contre-plaqué.
La tiédeur des petits bras sales autour du cou de Daniel ; l’odeur du haschich dans la tignasse de la fille ; puis la danse irritante, hanches pressées contre son corps à lui ; ses canines s’étaient enfoncées dans la chair. « Tu m’aimes, hein ? » avait-elle dit. Il avait répondu que oui, la conscience tranquille. Serait-ce toujours aussi bon ? Il lui avait saisi le menton et rejeté la tête en arrière, et alors la mort comme un coup de poing, dans sa gorge, ses tripes, la chaleur irradiant ses reins, son cerveau.
Il l’avait relâchée. La plénitude et le manque. Un instant, il avait labouré la cloison de ses ongles, pensant qu’elle devait, elle aussi, être faite de chair et de sang, et que, si elle l’était, elle lui appartenait également. Mais il s’était aperçu avec stupéfaction que sa faim avait disparu. Il était repu, et la nuit l’attendait, pure et lumineuse ; l’autre était morte, pelotonnée sur le plancher crasseux comme un bébé dans son sommeil, avec Armand qui rayonnait dans l’obscurité, se contentant d’observer.
Le plus ardu avait été dé se débarrasser ensuite des dépouilles. La veille, l’opération avait été effectuée hors de sa présence, pendant qu’il pleurait. Le privilège du novice. Cette fois, Armand avait dit : « Pas de traces, pas d’indices, ni vu ni connu. » Aussi avaient-ils descendu les corps par l’escalier de la cave et les avaient-ils enterrés profond dans l’ancienne chaufferie, en prenant soin de replacer ensuite les dalles. Une tâche éreintante malgré leur force. C’était si répugnant de manipuler ces cadavres. Une seconde, il s’était demandé qui étaient leurs victimes. Deux épaves. Plus maintenant, elles avaient touché la rive. Et la petite fugueuse de la nuit dernière ? Quelqu’un la recherchait-il ? Il s’était soudain remis à pleurer. Il avait entendu son sanglot, puis touché les larmes qui lui coulaient sur les joues.
— Que t’imaginais-tu ? Vivre un petit roman à sensation ? avait persiflé Armand en l’obligeant à l’aider. Si tu veux te nourrir, tu dois être capable de brouiller les pistes.
La bâtisse grouillait de naïfs humains qui n’avaient rien remarqué quand ils avaient dérobé les vêtements qu’ils portaient encore, l’uniforme de la jeunesse, avant de se faufiler dans une ruelle par une porte défoncée. Nous ne sommes plus frères et sœurs. Les bois ont toujours été remplis de ces douces créatures aux yeux de biche, aux cœurs qui palpitent d’être un jour transpercés par une flèche, une balle ou une lance. Et aujourd’hui se révèle enfin ma nature secrète : je suis de la race des chasseurs.
— Tu es fier de moi ? avait-il demandé à Armand. Tu es content ?
7 h 35, la rue Haight. Les voitures pare-chocs contre pare-chocs, les camés gueulant sur les trottoirs. Pourquoi n’allaient-ils pas directement au concert ? Les portes devaient déjà être ouvertes. Il ne pouvait supporter cette attente.
Mais le phalanstère était à deux pas, lui avait expliqué Armand, une grande demeure en ruine à un pâté de maisons du parc, et des vampires s’y terraient encore à comploter la liquidation de Lestat. Il voulait passer devant, juste un instant, histoire de savoir ce qui se tramait.
— Tu cherches quelqu’un ? avait interrogé Daniel. Réponds, es-tu content de moi ou non ?
Qu’avait-il vu dans le regard d’Armand ? Une lueur d’ironie, de sensualité ? Son mentor l’avait guidé à la hâte le long des trottoirs jonchés de détritus, des bars, des cafés, des boutiques bourrées de vieilles fripes nauséabondes, des clubs louches aux devantures crasseuses ornées de lettres dorées dont les ventilateurs brassaient la fumée de leurs pales scintillantes et les fougères en pot s’étiolaient lentement dans la chaleur et la pénombre. Un premier groupe d’enfants en taffetas et paillettes – « des bonbons ou du bâton ! » – les avaient croisés.
Armand s’était arrêté, aussitôt encerclé de frimousses recouvertes de masques à trois sous, une ronde de fantômes, de vampires, de sorcières en plastique. Ses yeux bruns s’étaient illuminés ; en guise de sucreries, il avait versé une pluie de dollars en argent dans leurs sacs de papier ; puis il avait pris Daniel par le bras et l’avait entraîné.
— Tu es assez réussi, mon premier-né, lui avait-il murmuré avec un sourire ravageur, son visage encore éclairé de tendresse. (Sa voix n’avait-elle pas tremblé, n’avait-il pas jeté un regard circulaire comme s’il se sentait traqué ? Mais il s’était ressaisi :) Sois patient. J’ai peur pour nous deux, ne l’oublie pas.
Oh, nous grimperons ensemble jusqu’aux étoiles ! Rien ne peut nous arrêter. Les revenants qui hantent ces rues sont tous mortels !
C’est alors que le phalanstère avait explosé.
Il avait entendu la déflagration avant de voir le feu – un faisceau tournoyant de flammes et de fumées, une vibration stridente que jamais il n’aurait pu percevoir auparavant : un son étrange, comme celui du papier d’argent qui se tord sous l’effet de la chaleur. Des humains, le cheveu en bataille, s’étaient précipités vers l’incendie.
Armand avait aussitôt poussé Daniel dans l’étroite échoppe enfumée d’un débit de boissons. Des regards torves ; des relents de sueur et de tabac. Des mortels, indifférents à la catastrophe, plongés dans des revues pornographiques. Armand l’avait fait avancer jusqu’au bout du minuscule réduit. Une vieille femme prenait un petit carton de lait et deux boîtes de nourriture pour chat dans l’armoire frigorifique. Un cul-de-sac, cet endroit.
Mais comment se cacher de cette chose qui passait au-dessus d’eux à en juger par le bruit assourdissant que les consommateurs ne discernaient même pas ? Il se boucha les oreilles, un geste idiot, inutile. La mort rôdait alentour. Des créatures semblables à lui se ruaient dans les arrière-cours délabrées, aussitôt rattrapées et foudroyées en pleine course. Cette image lui apparaissait par saccades. Puis, plus rien. Le silence qui résonnait dans sa tête. Le vacarme du tocsin, le crissement des pneus du monde des mortels.
Il était encore trop fasciné par cet univers de sensations nouvelles pour avoir peur. Chaque seconde avait un parfum d’éternité, le givre sur la porte de l’armoire frigorifique dessinait des arabesques. Les prunelles de la vieille dame brillaient comme deux petites pierres bleues.
Armand, ses mains glissées dans les poches de ses jeans étroits, avait un visage de marbre derrière le masque de ses lunettes noires. La clochette de la porte tinta, et un jeune homme entra, acheta une seule bouteille de bière allemande, puis repartit.
— C’est terminé, non ?
— Pour l’instant, avait répondu Armand.
Il n’en avait pas dit plus jusqu’à ce qu’ils soient dans le taxi.
— Elle savait que nous étions là ; elle nous a entendus.
— Alors pourquoi n’a-t-elle pas...
— Je n’en sais rien. Je sais seulement qu’elle le savait.
Et maintenant, la bousculade dans le hall, comme il aimait ça, le mouvement de la foule qui les entraînait vers les portes de la salle. Il ne pouvait même pas lever les bras, tant la cohue était dense ; pourtant des jeunes gens le dépassèrent en jouant des coudes et le heurtèrent délicieusement. Il rit de nouveau à la vue des affiches grandeur nature de Lestat qui tapissaient les murs.
Il sentit les doigts d’Armand soudain crispés dans son dos. Devant eux, une femme rousse s’était retournée et leur faisait face tout en se laissant porter par le flot des spectateurs.
Une douce onde de chaleur parcourut Daniel.
— Regarde, Armand, les cheveux roux. (Des cheveux semblables à ceux des jumelles dans le rêve. Les yeux verts de l’inconnue étaient rivés sur lui, lui sembla-t-il.) Armand, les jumelles !
Puis la femme fit volte-face et disparut à l’intérieur de la salle.
— Non, murmura Armand en hochant la tête.
Il était plongé dans une fureur muette, Daniel le devina. Il avait cette expression figée qu’il prenait lorsqu’il était offensé.
— Talamasca, chuchota-t-il avec un petit ricanement incongru.
Talamasca. La sonorité du mot frappa Daniel par sa beauté. Il en décomposa les racines latines. Quelque part dans sa mémoire, le sens surgit : masque d’animal. L’ancienne dénomination des sorciers et des chamans.
— Mais qu’est-ce que ça signifie au juste ? demanda-t-il.
— Que Lestat est un fou, répliqua Armand, le regard assombri d’une douleur profonde. Mais ça n’a plus d’importance, maintenant.
Khayman
Du porche, Khayman vit la voiture de Lestat s’engager dans le parc de stationnement. Il passait presque inaperçu malgré le fringant costume en jean qu’il venait de dérober sur un mannequin dans la vitrine d’un magasin. Ses lunettes à verres miroir dissimulaient inutilement ses yeux. La luminescence de sa peau n’avait guère d’importance. Partout où se posait son regard, il ne distinguait que masques et grimages, taffetas, tulles et paillettes.
Il se rapprocha de Lestat en se frayant comme à la nage une voie au milieu des adolescents hystériques qui prenaient d’assaut la voiture. Il entrevit enfin la crinière blonde et les yeux clairs du chanteur, lequel souriait et soufflait des petits baisers à ses adorateurs. Quel charme avait ce démon ! Il conduisait lui-même, faisant vrombir son moteur. Tandis que son pare-chocs écartait la marée de ses fans, il lançait des œillades et minaudait, comme si son cerveau et son pied posé sur l’accélérateur n’étaient pas reliés l’un à l’autre.
Ivresse. Triomphe. Voilà ce que ressentait Lestat en ce moment. Et même son compagnon réticent, Louis, le garçon brun assis à ses côtés, qui considérait ces gamins braillards avec la même stupéfaction que des oiseaux de paradis, ne comprenait pas ce qui se passait vraiment.
Ni l’un ni l’autre ne savaient que la Reine était sortie de son immobilité. Pas plus qu’ils n’avaient connaissance du rêve des jumelles. Leur ignorance était stupéfiante. Et il était si facile de pénétrer leurs jeunes esprits. De toute évidence, le vampire Lestat, qui s’était fort habilement dissimulé jusqu’à cette nuit, était maintenant prêt à livrer bataille. Il arborait ses pensées et ses intentions comme autant de médailles.
— Traquez-nous ! criait-il à ses fans qui ne l’entendaient pas. Massacrez-nous. Nous sommes malfaisants, pervers. D’accord, applaudissez et chantez avec nous pour le moment. Mais quand la vérité vous aura sauté aux yeux, alors nous en viendrons aux choses sérieuses. Et vous vous souviendrez que je ne vous ai jamais menti.
Une seconde, son regard croisa celui de Khayman. Je veux être bon ! Je donnerais mon immortalité pour le devenir ! Mais sa prière resta sans réponse.
Louis, le témoin, le fidèle, était là uniquement par amour. Tous deux s’étaient retrouvés la veille, et leur rencontre avait été extraordinaire. Louis suivrait Lestat comme son ombre. Il périrait avec lui s’il le fallait. Mais leurs peurs et leurs espoirs pour cette nuit étaient désespérément humains.
Ils ne soupçonnaient même pas que la Reine les menaçait de sa fureur, qu’elle avait brûlé une heure plus tôt le phalanstère de San Francisco. Ni que la taverne infâme de la rue Castro était en flammes, les fuyards pourchassés.
Les nombreux buveurs de sang dispersés parmi la foule étaient d’ailleurs tout aussi ignorants. Ils étaient trop novices pour capter les messages des anciens, les cris des victimes. Le rêve des jumelles n’avait fait que brouiller leurs esprits. Paralysés par la haine ou une ferveur quasi religieuse, ils fixaient Lestat. Ils le détruiraient ou l’idolâtreraient. Ils ne se doutaient pas du danger qui les attendait.
Mais les jumelles dans tout ça ? Que signifiaient ces rêves ?
Khayman suivit du regard la voiture qui s’ouvrait un passage dans la marée humaine en direction de l’arrière du bâtiment. Il leva les yeux vers les étoiles, minuscules pointes de lumière dans la nappe de brume qui planait sur la ville. Il crut deviner la présence de son ancienne souveraine.
Il se retourna vers l’entrée et avança avec précaution au milieu de la cohue. Oublier de maîtriser sa force dans une telle foule serait catastrophique : il meurtrirait des chairs et briserait des os sans même s’en rendre compte.
Après avoir jeté un dernier regard sur la voûte céleste, il pénétra dans le hall, berna sans difficulté le contrôleur posté devant le tourniquet et se dirigea vers l’escalier le plus proche.
L’auditorium était presque plein. Il l’examina pensivement, savourant cet instant comme chacun des moments de son existence. L’architecture était neutre, résolument moderne et irrémédiablement laide – un simple réceptacle de lumières et de sons.
Mais les mortels, comme ils étaient beaux, rayonnants de santé, les poches bourrées de billets, partout des corps robustes dans lesquels aucun organe n’avait été rongé par la maladie, aucun os fracturé.
Du reste, la prospérité de cette ville stupéfiait Khayman. Dieu sait les richesses inimaginables qu’il avait vues en Europe, mais elles n’étaient rien en comparaison de la perfection de ce coin de terre surpeuplé – jusqu’aux minuscules cottages dans la campagne qui regorgeaient d’articles de luxe. Les allées étaient encombrées de voitures. Devant les banques, les pauvres tiraient leur argent de machines avec des cartes magiques en matière plastique. Aucun taudis. Des tours immenses, des hôtels fabuleux, des résidences à profusion. Cependant, encerclée comme elle l’était par la mer, les montagnes et les eaux scintillantes de la baie, cette cité prenait des allures de lieu de villégiature, d’escale où s’évader des souffrances et des turpitudes de ce monde.
Pas étonnant que Lestat eût choisi cet endroit pour jeter le gant. Dans l’ensemble, ces gamins choyés par l’existence semblaient résistants. Les privations ne les avaient ni meurtris ni affaiblis. Ils se révéleraient peut-être des adversaires à la hauteur d’un démon. A partir du moment, bien sûr, où ils s’apercevraient que le mythe et le personnage ne faisaient qu’un. Réveillez-vous, jeunes gens, humez l’odeur du sang.
Mais l’affrontement pourrait-il encore avoir lieu ?
Le dessein grandiose de Lestat, quel qu’il fût, risquait d’avorter car la Reine avait sûrement le sien, dont le chanteur ignorait tout.
Khayman se faufila jusque tout en haut de la salle. Jusqu’au siège en bois qu’il avait précédemment occupé. Il s’installa confortablement, écartant du pied les deux livres de vampires qui se trouvaient toujours là.
Quelques heures plus tôt, il avait dévoré ces récits. Le testament de Louis (« voyage dans le néant »). Et l’histoire de Lestat (« bavardages et ragots que tout cela »). Cette lecture avait clarifié bien des points. Et ses pressentiments quant aux intentions de Lestat en avaient été confirmés. Mais du mystère des jumelles, il n’était pas question, bien évidemment.
Pour ce qui était des visées de la Reine, elles lui échappaient toujours.
Elle avait exterminé des centaines de buveurs de sang à travers le globe, mais en avait épargné d’autres.
Marius vivait encore. En détruisant le mausolée, elle l’avait châtié mais non supprimé, ce qui lui aurait été facile. De sa prison de glace, il appelait les anciens, les mettant en garde, suppliant qu’on vienne à son secours. Khayman discernait sans effort deux immortels qui accouraient à l’aide du captif, bien que l’une, la propre fille de Marius, ne pût même pas capter ses cris. Pandora était son nom, Pandora la forte et la solitaire. L’autre, dénommé Santino, qui entendait par contre la voix de Marius, s’efforçait de suivre sa puissante compagne.
A n’en pas douter, la Reine aurait pu les terrasser, si telle avait été sa volonté. Elle les voyait et les entendait qui poursuivaient leur route, sans pour autant s’interposer.
Au nom de quoi la Reine choisissait-elle ses victimes ? Ceux qui se trouvaient dans cette salle avaient sûrement été préservés dans un but quelconque...
Daniel
Ils avaient atteint les portes et devaient maintenant franchir les derniers mètres de la rampe étroite qui débouchait sur l’immense parterre ovale.
La foule s’éparpilla comme une poignée de billes qui roulent dans tous les sens. Daniel progressait en direction du centre, tenant Armand par la ceinture pour ne pas le perdre, parcourant du regard la salle en fer à cheval, les rangées de sièges qui s’élevaient jusqu’au plafond. Les mortels grouillaient sur les escaliers en ciment, se penchaient au-dessus des balustrades en fer ou s’agglutinaient aux remous de la multitude autour de lui.
Soudain, il ne distingua plus qu’une masse confuse, le crissement sourd d’une machinerie géante. Ce fut alors, pris dans cette hallucination, qu’il vit les autres. Il perçut la différence évidente entre les morts et les morts vivants. Partout, des créatures comme lui, dissimulées dans la forêt des humains, mais luisant tels les yeux des hiboux sous la lumière de la lune. Ni les maquillages, ni les lunettes noires, ni les capuchons ne pouvaient les camoufler aux yeux de leurs semblables. Ce n’était pas seulement l’éclat mystérieux de leurs visages et de leurs mains. C’était la grâce nonchalante et souple de leurs mouvements, comme si en eux l’esprit dominait la chair.
Mes frères, mes sœurs, enfin !
Mais ils respiraient la haine. Une haine perfide ! Tout à la fois, ils adoraient Lestat et le condamnaient. Ils avaient le goût de haïr et de punir. Soudain, il surprit le regard d’un mastodonte aux cheveux noirs et huileux qui, découvrant ses crocs dans une grimace hideuse, lui révéla la machination avec une précision stupéfiante. Sur scène, devant les spectateurs, ils démembreraient et décapiteraient Lestat, puis brûleraient sa dépouille sur un bûcher au bord de la mer. L’anéantissement du monstre et de sa légende. Es-tu avec ou contre nous ?
Daniel partit d’un éclat de rire :
— Vous ne le tuerez jamais, dit-il.
Le souffle coupé, il entraperçut la lame tranchante de la faux que la créature cachait sous sa cape. Puis la brute se retourna et disparut. Tu fais partie du clan maintenant. Tu en connais tous les secrets ! La tête lui tournait, il se sentit au bord de la folie.
La main d’Armand se referma sur son épaule. Ils étaient parvenus au centre du parterre. Au fur et à mesure qu’ils avançaient, la foule devenait plus dense. De jolies filles en robe de soie noire se pressaient contre des motards harnachés de blousons de cuir râpés. Des plumes lui frôlèrent la joue ; il vit un diable écarlate, le front garni de cornes énormes ; une figure osseuse et décharnée couronnée de boucles dorées et de peignes de nacre. Des cris sporadiques s’élevèrent dans la pénombre bleuâtre. Les types en cuir noir hurlaient comme des loups ; une voix tonitruante clama « Lestat ! », suivie aussitôt par d’autres.
Armand avait de nouveau cet air absent, cette expression de profonde concentration, comme si le spectacle qui l’entourait l’indifférait totalement.
— Trente peut-être, pas plus, murmura-t-il à l’oreille de Daniel. Et un ou deux sont si vieux qu’ils pourraient tous nous anéantir en un instant.
— Où sont-ils ? Montre-moi où ils sont.
— Tends l’oreille et détecte-les toi-même, répondit Armand. On ne leur échappera pas longtemps.
Khayman
L’enfant de Maharet. Jessica. Protège l’enfant de Maharet. Protège-la. Fuis cet endroit. Ce message assaillit Khayman à l’improviste.
Il se redressa, tous ses sens en alerte. De nouveau, il avait entendu Marius, Marius qui s’efforçait d’atteindre par ses cris les jeunes oreilles peu exercées du vampire Lestat, lequel se préparait à entrer en scène. L’enfant de Maharet. Jessica. Que pouvait signifier cet appel qui, sans aucun doute, se rapportait à une mortelle ?
Cette supplication inattendue, émise par un esprit puissant et qui pourtant se laissait pénétrer, l’envahit une nouvelle fois : Défends Jesse. Retiens la Mère... Une supplication inarticulée, une image fulgurante, un déferlement de lumière.
Khayman scruta les rangées de balcon grouillant de monde. Très loin, dans un coin de la ville, errait un ancien, terrorisé par la Reine et pourtant impatient de la contempler. Il était venu ici pour mourir, mais aussi pour découvrir son visage à l’heure ultime.
Khayman ferma les yeux pour repousser cette vision.
Mais tout à coup, il capta la voix. Jessica, ma Jessica. Et à travers cette imploration lui apparut Maharet ! Il la vit soudain, nimbée d’amour, aussi vieille et pâle que lui. Étourdi ; de chagrin, il retomba sur son siège et inclina un instant la tête. Puis il fouilla du regard les poutrelles d’acier, l’enchevêtrement de fils électriques et de projecteurs rouillés.
— Où es-tu ? murmura-t-il.
A l’autre bout de la salle, il repéra le personnage dont provenaient ces pensées. Le buveur de sang le plus âgé qu’il eût jamais aperçu jusqu’alors. Un Nordique gigantesque, endurci et rusé, vêtu de cuir brut grossièrement taillé, les cheveux longs couleur paille, l’œil petit et profondément enfoncé sous un sourcil épais, ce qui lui donnait un air songeur.
L’inconnu poursuivait une femme gracile qui se frayait un chemin à travers la foule du parterre, Jesse, la fille mortelle de Maharet.
Fou de douleur, incrédule, il observa attentivement la femme qui se laissait ballotter au gré de la bousculade. La ressemblance était si frappante que les larmes lui montèrent aux yeux. Les longues boucles cuivrées de Maharet, le même corps élancé et fragile, son regard vert, intelligent et curieux, qui explorait la salle.
Le profil de Maharet. Sa peau, si pâle, presque lumineuse du temps où elle était mortelle, comme l’intérieur nacré d’un coquillage.
En un éclair, il revit la peau de Maharet à travers l’étau sombre de sa propre main. Lorsqu’il avait plaqué son visage sur le côté pendant qu’il la violait, ses doigts avaient touché les paupières délicates. Ce n’était qu’un an plus tard, quand on lui avait arraché les yeux, qu’il s’était rappelé cet instant, le contact de cette chair. Juste avant qu’il ne ramasse les yeux et...
Il frémit. Une douleur aiguë lui coupa le souffle. Non, sa mémoire ne le trahirait pas. Il ne se déroberait plus, lui le bouffon bienheureux qui se berçait d’oubli.
La fille de Maharet, d’accord. Mais comment ? A travers combien de générations ces caractères héréditaires avaient-ils survécu pour éclore dans cette jeune femme qui semblait s’escrimer à atteindre le devant de la scène ?
Ce n’était pas impossible, pourtant. Trois cents ancêtres, peut-être, séparaient cette femme du XXe siècle de l’après-midi lointain où il avait passé autour de son cou le collier du Roi et descendu les marches du trône pour commettre le forfait au nom de son souverain. Moins même, qui sait ?
Mais plus étonnant encore, Maharet n’avait jamais perdu la trace de sa descendance. Elle connaissait à coup sûr cette femme. Le message du grand buveur de sang en témoignait.
Il scruta les pensées du colosse. Maharet vivante. Maharet, gardienne de sa lignée mortelle. Maharet, incarnation d’une force et d’une volonté illimitées. Maharet qui n’avait donné aucune explication sur le rêve des jumelles à ce blond serviteur, mais l’avait envoyé à sa place sauver Jessica.
Elle était donc vivante ! Et si elle était vraiment en vie, alors sa sœur aussi l’était !
Il sonda avec encore plus d’attention la créature. En vain. Seule lui parvenait l’ardeur protectrice qui animait cet être. Défendre Jesse de la fureur de la Mère, mais la soustraire également à cet endroit où ses yeux verraient ce que personne jamais ne pourrait justifier.
Et comme ce géant blond, tout à la fois guerrier et prêtre, haïssait la Reine ! Il la haïssait pour avoir troublé la sérénité de son existence éternelle et mélancolique. Parce que son amour si triste, si tendre pour Jessica exacerbait sa propre angoisse. Il connaissait certes l’ampleur du massacre, il savait que d’un bout à l’autre de ce continent, les buveurs de sang avaient été exterminés, à l’exception de quelques privilégiés, pour la plupart massés sous ce toit, n’imaginant même pas le sort qui les attendait.
Le rêve des jumelles l’avait hanté, lui aussi, mais il ne le comprenait pas. Que lui importaient deux sœurs rousses dont il ignorait tout ! Une seule beauté flamboyante gouvernait sa vie. Alors, une fois encore, le visage de Maharet apparut à Khayman, l’image fugitive d’un regard humain, las et doux, derrière un masque de porcelaine. Arrête de me harceler de questions, Mael. Fais ce que je te dis.
Le silence retomba. Le buveur de sang avait soudain pris conscience d’être épié. Il inspecta la salle, essayant de découvrir l’intrus.
L’évocation de son propre nom avait suffi, comme souvent, à éveiller sa méfiance. La créature s’était sentie identifiée, percée à jour. Khayman, quant à lui, avait été frappé par ce nom, l’associant immédiatement au Mael du livre de Lestat. C’était sans aucun doute le même personnage – le druide qui avait attiré Marius dans la forêt sacrée où le dieu du sang l’avait métamorphosé en l’un des leurs et envoyé en Égypte à la recherche de la Mère et du Père.
Oui, c’était le même Mael. Et il écumait de rage à l’idée de s’être laissé reconnaître.
Une fois maîtrisée sa colère, toute pensée et émotion s’effacèrent. Une démonstration de force plutôt éblouissante, dut admettre Khayman. Il se détendit et s’adossa à son siège. La créature ne parvenait pas à le repérer. Elle avait détecté dans la foule une douzaine de faces blanches, mais pas la sienne.
Maintenant, l’intrépide Jessica était arrivée à ses fins. Courbée en deux, elle s’était faufilée entre les motards qui monopolisaient les premiers rangs et s’était redressée pour agripper le rebord de l’estrade.
Son bracelet d’argent étincela dans la lumière – minuscule poignard qui transperça la cuirasse de Mael. Une fraction de seconde, l’amour du Celte transparut.
« Celui-là va mourir, lui aussi, s’il n’apprend pas à être plus prudent », songea Khayman. Il avait été formé par Maharet certainement, et peut-être nourri de son sang, mais de toute évidence, il ne disciplinait ni son cœur ni ses humeurs.
Puis, quelques mètres derrière Jesse, dans le tourbillon de couleurs et de bruits, Khayman remarqua un autre personnage mystérieux, beaucoup plus jeune que le colosse, pourtant presque aussi puissant à sa manière.
Il tenta de capter son nom, mais la créature avait fait le vide dans son cerveau : pas une pensée ne s’en échappait. Un jeune garçon à l’époque de sa mort, les cheveux raides et auburn, des yeux qui lui dévoraient le visage. Cependant Khayman détecta sans peine le nom de cet être en fouillant l’esprit de son fils nouvellement promu, debout à ses côtés. Il s’appelait Armand. Le novice, quant à lui, était depuis peu initié. Toutes les molécules de son corps dansaient pour se combiner aux éléments démoniaques et invisibles.
Armand séduisit immédiatement Khayman. Il était sûrement le complice que Louis et Lestat décrivaient dans leurs récits – l’immortel à jamais adolescent. Malgré sa jeunesse – cinq cents ans tout au plus –, il était parvenu à se forger une armure inébranlable. Il paraissait astucieux, maître de lui, mais dépourvu de toute affectation – son comportement montrait qu’il ne cherchait nullement à s’afficher. Averti par son instinct, il leva ses grands yeux bruns et doux et les braqua aussitôt sur la silhouette lointaine de Khayman.
— Je ne vous veux aucun mal, à toi et à ton protégé, murmura Khayman en sorte que ses lèvres modèlent et contrôlent ses pensées. Je ne suis pas un allié de la Mère.
Armand entendit mais ne répondit pas. Quelle que fût sa terreur à la vue d’un si vieux vampire, il la contrôla. On aurait pu croire qu’il contemplait le mur derrière Khayman, le flot continu de gamins excités qui se déversait dans l’escalier par les portes du haut.
Et, sans hésitation, ce petit être d’un demi-siècle à l’étrange séduction, fixa son regard sur Mael lorsqu’une nouvelle vague d’inquiétude pour la fragile Jesse submergea celui-ci.
Khayman avait le sentiment de comprendre et d’aimer Armand. Quand leurs yeux se rencontrèrent une seconde fois, il eut l’impression que tout ce qu’il avait lu sur cette créature dans les deux livres se trouvait confirmé en même temps que justifié par la simplicité foncière du jeune garçon. La solitude qu’il avait ressentie à Athènes lui devint insoutenable.
— Tu es un peu comme moi, reprit-il tout bas. Tu es désorienté parce que tu connais trop bien le terrain. Tu as beau essayer de les fuir, tu butes toujours sur les mêmes montagnes, la même vallée.
Pas de réponse, comme de juste. Khayman sourit en haussant les épaules. A celui-là, il aurait donné n’importe quoi. Dans un élan de confiance, il lui découvrit sa tendresse.
A présent, il s’agissait de les aider, ces deux-là, qui peut-être gardaient l’espoir de dormir du sommeil de l’immortalité jusqu’au prochain coucher du soleil. Et plus essentiel encore, comment faire pour atteindre Maharet, déjouer la surveillance jalouse du farouche Mael.
Dans un souffle, Khayman dit à Armand :
— Crois-moi, je ne suis pas un allié de la Reine. Fonds-toi dans la foule des mortels. Si tu t’en écartes, elle te repérera aussitôt. C’est aussi simple que ça.
Le visage d’Armand resta de marbre. A côté de lui, le jeune Daniel, béat, savourait le spectacle qui l’entourait. Il ignorait la peur, les conspirations, le rêve. Et pourquoi pas ? Sous la protection de cette créature aux pouvoirs exceptionnels, il était autrement mieux loti que les autres.
Khayman se leva, surtout pour échapper à la solitude. Il allait s’approcher d’Armand ou de Mael. C’était cela qu’il avait désiré à Athènes, quand la mémoire de son glorieux passé avait resurgi. Être près de ses semblables. Parler, toucher... quelque chose.
Il longea la galerie qui courait tout autour de la salle, de part et d’autre du gigantesque écran de vidéo dressé au fond de la scène.
Il avançait précautionneusement, attentif à ne pas broyer les mortels qui le bousculaient. S’il progressait de la sorte, c’était aussi pour permettre à Mael de le repérer.
Il se doutait qu’il offenserait terriblement cette créature fière et belliqueuse s’il lui tombait dessus par surprise. Il n’accéléra donc le pas que lorsqu’il fut certain que Mael avait conscience de sa présence.
Mael n’était pas capable comme Armand de cacher sa peur. A l’exception de Maharet, il n’avait jamais vu un buveur de sang de l’âge de Khayman. Un ennemi peut-être. Khayman lui adressa le même message amical qu’à Armand – Armand qui les observait –, mais le vieux guerrier demeura sur la défensive.
La salle était maintenant close. A l’extérieur, des gamins hurlaient et martelaient les portes. Khayman entendit la plainte stridente entrecoupée de grésillements des radios de la police.
Lestat le vampire et ses compagnons jaugeaient le public, l’œil collé contre les trous pratiqués dans l’immense rideau de serge.
Lestat étreignit Louis, et tous deux s’embrassèrent sur la bouche, tandis que les musiciens mortels faisaient cercle autour d’eux.
Khayman s’immobilisa un instant pour s’imprégner de cette atmosphère électrisée.
Jesse attendait, les bras appuyés sur le rebord du plateau, son menton dans ses mains. Les types derrière elle, des mastodontes bardés de cuir noir, à demi ivres et hystériques, tentaient brutalement de la déloger sans y parvenir.
Pas plus que ne l’aurait pu Mael, s’il avait essayé.
Alors qu’il la contemplait, un mot s’imposa soudain à Khayman. Un seul : Talamasca. Cette femme appartenait à cette organisation, elle était membre de cet ordre.
« Impossible », pensa-t-il une fois encore, puis il se mit à rire intérieurement de sa naïveté. C’était la nuit des coups de théâtre, non ? Pourtant, il semblait incroyable que Talamasca eût survécu depuis l’époque reculée, des siècles auparavant, où il s’était amusé à tourmenter ses membres, puis avait renoncé à ces facéties, soudain désarmé devant la candeur, l’ignorance des malheureux.
Ah, quel miroir horrible que le souvenir ! Puissent ses vies passées retomber dans l’oubli ! Il revoyait les visages de ces moines séculiers et aventureux qui l’avaient si maladroitement pourchassé à travers l’Europe, notant ses apparitions fugitives dans de grands registres reliés en cuir, faisant grincer leurs plumes d’oie jusque tard dans la nuit. Durant ce bref sursaut de conscience, il se dénommait Benjamin, et dans leur calligraphie latine alambiquée, ils l’avaient baptisé Benjamin le démon, envoyant à leurs supérieurs d’Amsterdam d’interminables épîtres sur des parchemins cachetés de gros sceaux dégoulinant de cire.
Ç’avait été un jeu d’enfant de subtiliser leurs missives et d’y ajouter ses remarques personnelles ; de les terroriser ; de ramper de dessous leurs lits en plein milieu de la nuit, de les empoigner à la gorge et de les secouer. Quelle partie de plaisir ! Mais tout pour lui était divertissement. Et quand le divertissement cessait, il replongeait dans le sommeil.
N’empêche qu’il les avait appréciés ; ils n’étaient ni des exorcistes, ni des prêtres chasseurs de sorcières, ni des mages se flattant de dompter et de contrôler son pouvoir. Il avait même songé une fois que lorsque le temps viendrait pour lui de se rendormir, il choisirait pour refuge les caves de leur maison mère délabrée. En dépit de leur curiosité intempestive, ils ne l’auraient jamais trahi.
Et dire que l’ordre avait traversé ces siècles avec la même opiniâtreté que l’Église catholique, et que cette jolie mortelle au bracelet scintillant, adorée de Maharet et de Mael, était l’une de leurs prosélytes ! Pas étonnant qu’elle se fût frayé un chemin jusqu’au premier rang comme jusqu’au pied d’un autel.
Khayman se rapprocha encore de Mael, mais par égard pour cette créature que la peur étreignait et qui en avait honte, il ne franchit pas les derniers mètres qui les séparaient. Ce fut Mael qui en prit l’initiative.
La foule impatiente ne les remarquait même pas. Mael se pencha vers Khayman, ce qui devait être une forme de salutation, un gage de confiance. Il parcourut du regard la salle comble, le parterre, mosaïque de couleurs criardes, de chevelures chatoyantes et de minuscules poings levés. Puis il tendit le bras et toucha Khayman, comme mû par une force irrésistible. Du bout des doigts, il lui palpa le dos de la main. Khayman se garda de bouger le temps de cette petite exploration.
Combien de fois avait-il assisté à ce genre de scène entre immortels, le jeune vérifiant la texture et la dureté de la chair de son aîné. Un saint de la religion chrétienne n’avait-il pas glissé sa main dans les plaies du Christ afin de se convaincre que sa vue ne l’avait pas trompé ? Une autre comparaison plus terre à terre le fit sourire. Ils étaient plutôt comme deux chiens féroces qui se flairent.
Là-bas, à l’orchestre, Armand, toujours impassible, ne les quittait pas des yeux. Il remarqua sûrement le regard hautain que lui jeta Mael, mais l’ignora.
Khayman se tourna vers Mael et lui étreignit la main. Celui-ci eut un mouvement de recul qui le blessa. Il s’écarta toutefois. Un instant, il céda au découragement. Il contempla Armand. Le bel Armand qui le fixait avec la plus totale indifférence. Mais il se ressaisit. Il était temps d’en venir au fait.
— Tu dois renforcer ton armure, mon ami, dit-il doucement à Mael. Ne laisse pas ton amour pour cette fille te trahir. Jesse n’a rien à craindre si tu évites de penser à elle et à sa protectrice. Le nom de Maharet est à jamais maudit pour la Reine.
— Et où est-elle donc, cette Reine ? demanda Mael, sa peur déferlant en même temps que la fureur pour la combattre.
— Tout près.
— Oui, mais où ?
— Je n’en sais rien. Elle a brûlé leur taverne. Elle traque les quelques vampires qui ne sont pas venus au concert. Elle prend son temps. Cela, je l’ai appris en captant les cris de ses victimes.
Khayman vit la créature frémir. Il perçut en elle une transformation subtile qui trahissait sa colère croissante. Fort bien. La terreur s’étiolerait dans le feu de la rage. Mais quel être irascible, incapable de raisonner.
— Et pourquoi m’administres-tu ces conseils alors qu’aucun des mots que nous prononçons ne lui échappe.
— Permets-moi d’en douter, répliqua calmement Khayman. Je suis du Premier Sang, mon ami. Intercepter les pensées de nos pairs comme nous le faisons de celles des mortels, ce fléau est l’apanage de ceux d’entre nous dont la parenté est éloignée. Il me serait impossible de lire dans son esprit, même si elle était à côté de moi, et le mien lui est également fermé, tu peux en être sûr. Il en a toujours été ainsi pour notre espèce depuis les premières générations.
Cette déclaration troubla le géant blond. Alors, Maharet ne pouvait pas entendre la Mère ! Elle ne le lui avait jamais avoué.
— En effet, dit Khayman. Et la Mère ne peut la détecter qu’à travers tes pensées, aussi surveille-toi, je t’en prie. Désormais, parle-moi comme entre humains, car cette ville gronde déjà de milliers de voix.
Les sourcils froncés, Mael réfléchit. Il lança un regard courroucé à Khayman, comme s’il voulait le frapper.
— Et ce minable stratagème suffira à la vaincre ?
— Souviens-toi que le mieux est parfois l’ennemi du bien. (Tout en parlant, Khayman continuait à observer Armand :) Dans cette clameur assourdissante, peut-être ne parvient-elle à isoler aucune voix. Et si elle veut en écouter une attentivement, il lui faut se barricader contre les autres. Tu as suffisamment vécu pour connaître la tactique.
Mael ne répondit pas. Mais il était évident qu’il comprenait. Pour lui aussi, le don télépathique avait toujours été une malédiction, qu’il fût assailli par les voix de ses semblables ou celles des humains.
Khayman acquiesça d’un signe de tête. La transmission de pensée. Un terme si anodin pour décrire la folie dans laquelle il avait sombré, il y avait une éternité de cela, après des années, allongé immobile, recouvert de poussière, dans les profondeurs d’un tombeau égyptien, à écouter les lamentations du monde, sans plus savoir qui il était.
— Précisément, mon ami, répliqua-t-il. Pendant deux mille ans, tu as combattu ces voix, alors que notre Reine s’y est peut-être noyée. Il semble que le vampire Lestat ait couvert le tumulte par ses vociférations ; d’un claquement de doigts, il a rompu le charme, en quelque sorte. Mais ne surestime pas une créature qui est demeurée si longtemps pétrifiée. C’est absurde.
Ces arguments surprirent quelque peu Mael, mais leur logique l’ébranla. En bas, Armand demeurait attentif.
— Qu’elle en soit consciente ou non, elle n’est pas omnipotente, poursuivit Khayman. Elle était toujours prête à atteindre les étoiles, puis elle reculait, comme frappée d’horreur.
— Comment ça ? interrogea Mael fiévreusement en se penchant vers son compagnon. Qui est-elle véritablement ?
Khayman haussa les épaules.
— Elle était pleine de rêves et de nobles idéaux. Comme Lestat. Le blondin derrière le rideau qui brûle de dispenser le bien, de rassembler sous sa houlette ses misérables adorateurs.
Un sourire glacial, cynique, se dessina sur les lèvres de Mael.
— Mais qu’a-t-elle l’intention de faire, bon dieu ? D’accord, il l’a réveillée avec ses rengaines abominables. Est-ce une raison pour nous exterminer ?
— Elle a une idée derrière la tète, sois en certain. Notre Reine n’a jamais été à court d’idées. Elle ne pouvait esquisser le moindre geste sans nourrir un grand dessein. Et comme tu le sais sûrement, nous ne changeons pas avec le temps ; nous sommes pareils aux fleurs qui s’ouvrent, nous ne faisons que devenir un peu plus nous-mêmes. (Il regarda de nouveau Armand :) Quant à son objectif, je n’ai que des suppositions à te proposer...
— Alors parle.
— Ce concert aura lieu, parce que Lestat le souhaite. Et aussitôt qu’il sera terminé, le massacre reprendra. Mais elle épargnera certains d’entre nous, quelques-uns pour servir sa cause, d’autres peut-être pour témoigner de son acte.
Khayman observait Armand. Il s’étonnait que son visage fermé exprime tant de sagesse, à l’inverse des traits ravagés de Mael. Et qui pouvait dire lequel saisissait le mieux la situation ?
— Témoigner de son acte ? ricana Mael. Je n’en crois rien. A mon avis, elle est moins machiavélique. Elle épargne ceux qui ont la faveur de Lestat, un point c’est tout.
Cette hypothèse n’était pas venue à l’esprit de Khayman.
— Réfléchis une seconde, reprit Mael dans son anglais rocailleux. Louis, le compagnon de Lestat, il est toujours vivant, que je sache ? Et Gabrielle, la mère de ce monstre, elle est tout près d’ici, à attendre sagement de retrouver son fils. Et cet Armand, là-bas, que tu dévores des yeux, il semble que Lestat aurait plaisir à le revoir, alors il est indemne, et avec lui ce paria, ce type qui a publié le livre maudit et que les autres dépèceraient si seulement ils le devinaient...
— Non, c’est plus compliqué. Il ne peut en être autrement. Elle n’a pas le pouvoir d’éliminer certains d’entre nous. Et ceux qui rejoignent Marius en ce moment même, Lestat ne sait rien d’eux, à part leurs noms.
Mael tressaillit imperceptiblement. Sa peau se teinta d’un éclat humain tandis que ses yeux se plissaient. Il aurait volé au secours de Marius s’il l’avait pu, c’était évident. Il serait parti cette nuit même, si Maharet avait été là pour protéger Jessica. Il s’efforçait maintenant de chasser de son esprit le nom de Maharet. Il craignait Maharet, terriblement.
— Je vois, remarqua Khayman, tu essayes de me cacher ce que tu sais. Et c’est précisément ce que tu dois me révéler.
— Mais je ne le peux pas, dit Mael. (Le mur s’était refermé, impénétrable). On ne me donne pas d’explication, seulement des ordres, mon ami. Ma mission est de survivre à cette nuit, et de sortir sain et sauf d’ici l’être confié à ma garde.
Khayman voulut le harceler, insister. Mais il n’en fit rien. Une modification subtile, légère, s’était produite autour de lui, un changement si net et pourtant si infime qu’il ne pouvait déterminer si c’était un mouvement ou un bruit.
Elle arrivait. Elle se rapprochait. Il eut l’impression de se détacher de son corps tant il s’appliquait à écouter. Oui, c’était elle. Toutes les rumeurs de la nuit refluaient pour l’embrouiller, mais il capta le son – un son mat, distinct, qu’elle ne pouvait déguiser, le son de sa respiration, du battement de son cœur, d’une force précipitée à travers l’espace à une vitesse aberrante, provoquant l’inéluctable collision du visible et de l’invisible.
Mael le discerna. Armand aussi. Même Daniel le perçut alors que beaucoup d’autres novices n’en avaient nullement conscience. Certains des mortels les plus réceptifs s’agitaient, comme s’ils le devinaient, eux aussi.
— Je dois te quitter, mon ami, fit Khayman. Rappelle-toi mon conseil.
Impossible d’en dire plus à présent.
Elle était tout près. Sans aucun doute, elle scrutait, guettait.
Pour la première fois, il éprouva le besoin irrésistible de la voir, de pénétrer les cerveaux des infortunés, là-bas dans la nuit, dont le regard s’était peut-être posé sur elle.
— Au revoir, mon ami, répéta-t-il. Il vaut mieux que nous nous séparions.
Mael le fixa, déconcerté. En bas, Armand attrapa Daniel par le bras et entreprit de se dégager de la foule.
La lumière s’éteignit brusquement. Une seconde, Khayman pensa que la Reine exerçait son pouvoir, que l’heure du châtiment insensé avait sonné.
Mais le public autour de lui connaissait le rituel. Le concert allait commencer ! Une tempête de hurlements, d’ovations, de battements de pieds emplit la salle. Un rugissement collectif. Il sentit le sol trembler.
De minuscules flammes vacillèrent tandis que les mortels grattaient des allumettes, allumaient leurs briquets. Et dans cette clarté diffuse se profilaient des milliers de formes mouvantes. Les cris se mêlaient en un chœur grandiose.
— Je ne suis pas un lâche, murmura Mael dans une impulsion soudaine.
Il prit la main de Khayman, puis la relâcha comme si sa dureté le répugnait.
— Je sais, dit Khayman.
— Aide-moi. Aide Jessica.
— Ne prononce plus son nom. Tiens-toi à distance d’elle. La guerre a repris, druide. Te rappelles-tu ? Il est temps de faire appel à la ruse, non à la fureur. Demeure au milieu du troupeau des mortels. Je t’aiderai au moment opportun, si je le peux.
Il aurait tant voulu le questionner encore ! Dis-moi où est Maharet ! Mais il était trop tard maintenant. Il se détourna et longea la galerie jusqu’à un espace libre qui ouvrait sur un étroit escalier en ciment.
Au-dessous de lui, dans la pénombre de la scène, apparurent les musiciens mortels qui se précipitaient entre les fils et les haut-parleurs pour rassembler leurs instruments posés sur le sol.
Lestat le vampire franchit d’un pas résolu le rideau, sa cape noire voltigeant autour de lui tandis qu’il avançait vers la rampe. Le micro à la main, il s’arrêta à moins d’un mètre de Jesse. La foule était en extase. Applaudissant, sifflant, beuglant dans un vacarme inimaginable. Malgré lui, Khayman rit de cette frénésie absurde, du minuscule personnage béat qui riait lui aussi de son succès.
Puis dans un grand éclair blanc, le plateau s’illumina. Khayman fixa non pas les petites silhouettes qui se pavanaient dans leurs costumes de scène, mais l’immense écran vidéo qui descendait du plafond. L’image de Lestat le vampire, haute de dix mètres, resplendit soudain. La bouche entrouverte, il souriait. Il leva les bras, secoua sa crinière blonde. Alors, rejetant la tête en arrière, il poussa un long hurlement.
Le public, debout, délirait. L’édifice tout entier grondait. Mais c’était ce hurlement qui déchirait les tympans. La voix puissante de Lestat absorbait le tumulte.
Khayman ferma les yeux. Derrière le cri monstrueux de Lestat, il tenta d’isoler l’autre son, celui de la Mère, mais il n’y parvint pas.
— Ma Reine, murmura-t-il, cherchant, sondant, aussi inutile que ce fût.
Dressée sur une butte verdoyante, écoutait-elle le chant de son troubadour ? Il sentit la brise humide et vit le ciel plombé comme n’importe quel mortel voit et sent ces choses. Les lumières de San Francisco, ses collines pailletées, ses tours scintillantes, luisaient telles des balises dans la nuit de la ville, soudain aussi redoutables que le paysage lunaire ou que la dérive des galaxies.
Elle lui apparut, telle qu’elle était dans cette rue d’Athènes, alors qu’elle regardait brûler la taverne qui avait abrité ses enfants. Sa cape en lambeaux flottait autour de ses épaules, le capuchon découvrant sa chevelure tressée. Ah, elle était bien la Reine des Cieux, comme autrefois elle avait tant aimé qu’on la célébrât, orchestrant l’éternelle litanie. Son regard absent brillait dans la lumière électrique ; ses lèvres étaient douces, candides. Son visage délicat, un miracle de beauté.
Cette vision le ramena des siècles en arrière jusqu’à ce moment obscur où, homme mortel, il s’était présenté devant elle, le cœur battant, pour entendre sa volonté. Sa Reine, maintenant maudite et vouée au culte de la Lune, possédée par un démon avide de sang, ne pouvait plus supporter l’éclat des lampes autour d’elle. Comme elle était agitée, arpentant le sol de terre battue, prisonnière des murs de sa chambre hérissés de sentinelles peintes et muettes.
— Ces jumelles, avait-elle explosé, ces sœurs malfaisantes, ont prononcé des paroles sacrilèges.
— Aie pitié d’elles, avait-il plaidé. Elles ne te voulaient aucun mal. Je te jure qu’elles disent la vérité. Laisse-les s’en aller, ma princesse. Elles n’ont pas le pouvoir de modifier ce qui est.
Quelle compassion il avait ressentie pour elles trois ! Les jumelles et sa souveraine tourmentée.
— Il nous faut pourtant départager la vérité du mensonge, avait-elle répliqué. Approche, mon fidèle intendant, toi qui m’as toujours servie avec tant de dévotion...
— Ma Reine, ma Reine bien-aimée, que veux-tu de moi ?
Et le visage empreint de la même douceur, elle avait posé ses mains de glace sur sa gorge, l’étreignant avec une force terrifiante. Il avait observé, horrifié, son regard qui lentement se figeait, sa bouche béante. Les deux minuscules crocs avaient brillé un instant, tandis qu’elle se dressait sur la pointe des pieds avec cette grâce étrange des créatures de cauchemar. Pas moi. Tu ne me ferais pas ça à moi. Je suis Khayman, ma Reine.
Il aurait dû périr depuis longtemps, comme tant de buveurs de sang par la suite. Disparus sans laisser de traces, telle la multitude anonyme réduite en poussière dans les entrailles de la terre. Mais il n’avait pas péri. Et les jumelles – du moins, l’une d’entre elles – avaient également survécu.
Le savait-elle ? Avait-elle connaissance de ces rêves terribles ? Son esprit les avait-il captés à travers les pensées de ceux qui en étaient hantés ? Ou n’avait-elle eu de cesse, toute cette nuit, depuis sa résurrection, que de parcourir les continents, tendue vers une unique tâche ?
Elles vivent, ma Reine, elles continuent d’exister, fusionnées en une seule, même si l’autre est morte. Rappelle-toi l’ancienne prophétie ! Si seulement elle pouvait entendre sa voix !
Il rouvrit les yeux. Il avait de nouveau basculé dans le présent, prisonnier de cette carapace ossifiée qu’était devenu son corps. Et la musique le soûlait de son rythme impitoyable. Elle lui martelait les oreilles. Les lumières tournoyantes l’aveuglaient.
Il se retourna et s’agrippa au mur. Jamais le bruit ne l’avait submergé à ce point. Il crut qu’il allait s’évanouir, mais la voix de Lestat le fit revenir à lui. A travers ses doigts écartés, il fixa l’éblouissant carré blanc de la scène, incapable de réprimer son émotion. Regarda ce démon chanter et danser avec ivresse.
La voix puissante de ténor n’avait nul besoin d’amplificateurs. Et même les immortels disséminés au milieu de leurs proies accompagnaient son chant, tant la passion qu’il exprimait était contagieuse. Le public tout entier, vivant ou mort vivant, vibrait. Les corps oscillaient du même mouvement que les musiciens sur l’estrade. Les timbres se mêlaient. La salle tanguait par vagues successives.
Le visage gigantesque de Lestat se déploya sur l’écran tandis que la caméra s’en rapprochait. L’œil bleu s’immobilisa, complice, sur Khayman.
Pourquoi ne me tuez-vous pas ? Vous savez ce que je vaux !
Le rire du vampire couvrit le gémissement nasillard des guitares.
Ne reconnaissez-vous pas le mal quand vous le voyez ?
Quelle foi en la bonté, en l’héroïsme. Ce désir tragique se reflétait dans le regard de la créature soudain voilé d’une ombre grise. Lestat rejeta la tête en arrière et rugit de nouveau. Il tapa des pieds, hurlant, les yeux levés vers les poutrelles comme vers le firmament.
Khayman s’obligea à bouger. Il fallait qu’il échappe à cet envoûtement. Il se fraya maladroitement un chemin jusqu’à la porte, comme suffoqué par ce vacarme assourdissant. Il en perdait l’équilibre. Le grondement de la musique le poursuivit dans la cage d’escalier, mais au moins il était à l’abri de la lumière. Adossé au mur, il cligna des paupières pour s’éclaircir la vue.
Une odeur de sang. Tant de vampires affamés dans la salle. Et la pulsation des instruments qui filtrait à travers les cloisons.
Il descendit les marches, incapable de distinguer le bruit de ses pas sur le béton, et finit par s’effondrer sur un palier désert. Les genoux serrés entre ses bras, il courba la nuque.
La musique ressemblait à celle des temps anciens, lorsque les chants émanaient du corps, et non de l’esprit comme aujourd’hui.
Il se revit dansant. Il vit tournoyer et bondir le Roi – ce roi mortel qu’il avait vénéré. Il entendit le battement des tambours, la note plaintive des flûtes. Le Roi lui tendait la bière. La table croulait sous des montagnes de gibier rôti, de fruits vernissés, de pains fumants. Pure et sereine, la Reine trônait sur le siège d’or, sa coiffure surmontée d’un minuscule cône de cire odorante qui fondait lentement dans la chaleur pour parfumer sa chevelure tressée.
Puis quelqu’un avait mis le sarcophage dans sa main, le cercueil miniature, symbole du destin, que se passaient les invités ; le petit aide-mémoire :
Mangez.
Buvez.
Car la Mort nous guette.
Il l’avait tenu serré entre ses doigts. Devait-il le donner maintenant au Roi ?
Tout à coup, il avait senti le souffle du Roi contre son oreille : « Danse, Khayman. Bois. Demain, nous partons en direction du nord exterminer les derniers mangeurs de chair humaine. » Le Roi avait pris le petit sarcophage et, sans même y jeter un regard, l’avait passé à la Reine qui, avec la même indifférence, l’avait remis à son voisin.
Les derniers mangeurs de chair humaine. Comme cette entreprise lui avait paru simple. Et juste. Jusqu’à ce qu’il eût découvert les jumelles agenouillées devant cet autel.
Le fracas des tambours étouffait la voix de Lestat. Des mortels frôlaient Khayman, remarquant à peine sa silhouette recroquevillée contre le mur ; un buveur de sang traversa en courant le palier, sans même prêter attention à sa présence.
Le chant de Lestat s’éleva de nouveau, célébrant les Fils des Ténèbres, terrés dans le cimetière des Innocents, ainsi dénommé par peur et superstition.
Au grand jour
Nous apparaissons
Mes Frères et Sœurs !
Tuez-nous !
Mes Frères et Sœurs !
Lentement, Khayman se releva. Les jambes vacillantes, il continua de descendre jusqu’au foyer où le bruit était un peu assourdi, et il resta là, en face des portes de la salle, dans un courant d’air frais.
La tête baissée, les mains enfouies dans ses poches, il s’efforçait de recouvrer son calme, quand il se rendit compte que deux mortels le dévisageaient.
Il se vit soudain à travers leurs regards. Il devina leur appréhension mêlée de satisfaction. Des hommes qui connaissaient l’existence de son espèce, des hommes qui avaient attendu ce moment, tout en le redoutant, et n’y avaient jamais vraiment cru.
Insensiblement, il se redressa. Ils se tenaient à environ six mètres de lui, près du bar assailli par la foule, s’y croyant à l’abri. D’authentiques gentlemen britanniques, âgés, l’air cultivé, la figure sillonnée de rides, vêtus de costumes impeccables. Leurs élégants pardessus gris qui laissaient entrevoir une pointe de col empesé, le nœud chatoyant d’une cravate de soie, détonnaient dans ce lieu. On aurait dit des explorateurs venus d’une autre planète parmi la jeunesse bariolée qui s’agitait, gorgée de bruits barbares et de bavardages incohérents.
Et ils l’observaient avec tant de dignité ; comme s’ils étaient trop bien élevés pour céder à la peur. Des doyens de Talamasca à la recherche de Jessica.
Vous nous connaissez ? Oui, bien sûr. Nous ne vous voulons aucun mal. Ne vous inquiétez pas.
Son message silencieux fit reculer d’un pas celui qui se dénommait David Talbot. La respiration de l’homme s’accéléra, des gouttes de sueur perlèrent sur son front et sa lèvre supérieure. Pourtant quelle maîtrise. Il se contenta de plisser les paupières comme s’il craignait d’être ébloui, comme s’il tentait d’isoler chacun des grains de poussière qui dansaient, dans la clarté.
Combien dérisoire paraissait soudain la durée d’une existence. Il suffisait de contempler cet être fragile dont la bonne éducation et les manières raffinées ne faisaient qu’accroître la vulnérabilité. Il était si facile de modifier ses pensées, ses convictions. Khayman devait-il leur indiquer où se trouvait Jessica ? Devait-il se mêler de cette histoire ? Ça ne changerait rien, en fin de compte.
Cloués sur place, comme hypnotisés par lui, ils semblaient tout aussi effrayés de s’enfuir que de rester. C’était par considération, d’une certaine façon, qu’ils demeuraient plantés là, à le fixer. Ils attendaient apparemment quelque chose de lui, ne serait-ce que de mettre fin à cet horrible examen.
Ne la rejoignez pas. Ce serait absurde de votre part. Nous sommes plusieurs de mon espèce à veiller maintenant sur elle. Mieux vaut quitter cet endroit. C’est ce que je ferais à votre place.
Comment allaient-ils consigner cette aventure dans les archives de Talamasca ? Une de ces nuits, il irait peut-être y jeter un œil. Dans quelle cache moderne avaient-ils déménagé leurs antiques documents et trésors ?
Je suis Benjamin le démon. Ce nom vous rappelle quelque chose ?
Il se sourit à lui-même, puis laissa retomber sa tête et s’absorba dans la contemplation du sol. Cet accès de vanité le surprenait. Il s’aperçut subitement qu’il se moquait pas mal de ce qu’ils pensaient.
Il songea distraitement à cette époque lointaine en France où il s’était amusé à tarabuster des membres de leur ordre. « Autorise-nous à te parler ! » avaient-ils imploré. Des savants poussiéreux, l’œil pâle éternellement bordé de rouge, le velours de leur toge lustré, si différents de ces deux gentlemen distingués pour qui le surnaturel était objet de science, non de philosophie. L’inanité de ce siècle reculé l’effraya soudain ; mais ce siècle-ci était tout aussi désespérant.
Partez !
Il devina que David Talbot avait esquissé un hochement de tête. Discrètement, lui et son compagnon s’esquivèrent. Guettant par-dessus leurs épaules, ils traversèrent à la hâte le foyer et pénétrèrent dans la salle.
Khayman était de nouveau seul, avec le flot de musique qui s’échappait de la porte ; seul, et se demandant pourquoi il était venu ici, ce qu’il cherchait ; espérant encore une fois tout oublier ; aspirant à un endroit apaisant, caressé par une brise tiède, peuplé de mortels qui ignoreraient ce qu’il était, un endroit scintillant de lumières sous des nuages vaporeux, avec des trottoirs lisses et interminables où errer jusqu’au matin.
Jesse
Laisse-moi tranquille, abruti !
Jesse envoya un coup de pied au type qui l’avait saisie par la taille pour la tirer en arrière.
— Garce !
Plié en deux par la douleur, il n’était pas de taille à lutter contre cette furie. Il perdit l’équilibre et faillit tomber.
Cinq fois déjà on l’avait ainsi repoussée. Mais elle revint à la charge, se glissant comme un poisson entre les jambes gainées de cuir de ceux qui avaient pris aussitôt sa place. Elle se redressa pour agripper la rampe de bois brut. D’une main, elle saisit le lourd tissu synthétique qui la recouvrait et le tordit, prête à s’en servir comme d’une corde.
Dans les faisceaux du laser, elle vit Lestat le vampire faire un saut prodigieux et retomber sans bruit sur les planches, tandis que sa voix remplissait l’auditorium et que ses guitaristes se démenaient autour de lui comme des diables.
De minces filets de sang coulaient sur son visage blafard, comme sur celui du Christ sous sa couronne d’épines, ses longs cheveux blonds voltigeaient, accompagnant chacune de ses pirouettes. Sa chemise déchirée dénudant sa poitrine, sa cravate noire desserrée, ses yeux bleus vitreux et injectés de sang, il hurlait ses strophes insensées.
Jesse sentit les battements de son cœur s’accélérer à la vue de ses hanches ondoyantes, de ses cuisses musclées sous le tissu tendu de son pantalon noir. Il bondit de nouveau, sans effort, comme s’il allait s’élever jusqu’au plafond.
Oui, c’est bien ça, pas d’erreur ! Il n’y a pas d’autre explication !
Elle s’essuya le nez. Elle pleurait encore. Mais touche-le, allez, tu dois le toucher ! Dans un brouillard, elle le regardait qui terminait sa chanson, battant du pied sur les dernières mesures, au milieu de ses musiciens qui tentaient de suivre son tempo, se balançant d’avant en arrière, agitant leurs têtes chevelues, leurs voix couvertes par celle du chanteur.
Seigneur, il exultait ! Il ne jouait pas la comédie. Il baignait dans l’adoration qu’on lui portait. Il l’absorbait, s’en imprégnait.
Et maintenant, alors que résonnaient les accords frénétiques d’une nouvelle chanson, il détacha sa cape de velours noir, la fit tournoyer à bout de bras et l’envoya voler dans le public. La foule hurla et se précipita, Jesse sentit un genou dans son dos, une botte écorcha son talon. Les gorilles sautèrent dans la salle pour arrêter la mêlée. C’était l’occasion ou jamais.
Les deux mains sur le rebord de l’estrade, elle se hissa à plat ventre et d’un rétablissement se redressa. Elle courut jusqu’à la silhouette gesticulante.
— Toi, oui, toi ! hurla-t-elle.
Un des gardes du corps approchait. Elle se jeta de toutes ses forces contre Lestat le vampire. Les yeux clos, elle referma ses bras autour de lui. Elle sentit le choc froid de sa poitrine lisse contre sa joue, le goût du sang tout à coup sur ses lèvres.
— Mon Dieu ! Tout est vrai ! murmura-t-elle.
Le cœur près d’éclater, elle ne desserra pourtant pas son étreinte. La même peau que celle de Mael, que celle de Maharet, que celle de tous les autres. Oui, c’était cela, ils n’étaient pas humains, et la preuve était là entre ses bras. Il était trop tard, cette fois, pour que quiconque l’arrête.
Sa main gauche plongea dans la chevelure blonde. Quand elle rouvrit les yeux, elle le vit qui lui souriait, elle reconnut la peau opalescente et les petits crocs acérés.
— Démon ! dit-elle dans un souffle, et elle se mit à rire comme une folle, à rire et à pleurer.
— Je t’aime, Jessica, lui chuchota-t-il d’un ton moqueur, son regard dissimulé derrière le rideau de sa crinière ruisselante de sueur.
A sa stupéfaction, il la souleva, la bascula sur sa hanche et l’entraîna dans un tourbillon vertigineux. Les musiciens n’étaient plus qu’une masse confuse, les lumières des éclairs blancs et rouges. Elle gémissait mais ne quittait pas son regard. Non, elle ne rêvait pas. Elle se cramponnait désespérément à lui, persuadée qu’il allait la jeter en vol plané au-dessus de la foule. Mais quand il la reposa à terre et se pencha sur elle, ses cheveux lui effleurèrent la joue, et sa bouche se posa sur la sienne.
La musique lancinante lui parvint étouffée, comme du fond d’un océan. Son haleine la pénétrait, ses doigts remontaient le long de sa nuque. Jesse percevait les battements du cœur du démon contre ses seins ; et une voix lui parlait, sans détour, comme cette voix d’autrefois, cette voix amie qui comprenait ses questions et savait y répondre.
Des démons, Jesse, c’est ce que nous sommes, et tu l’as toujours su.
Puis des mains l’arrachèrent à lui, des mains humaines. Elle hurla.
Surpris, il la regarda ; il sondait ses rêves à la recherche d’une vague réminiscence. Le festin funèbre ! Les jumelles rousses agenouillées de part et d’autre de l’autel. Mais la vision s’évanouit aussitôt. Il était perplexe. Son sourire étincela de nouveau, aussi impersonnel que la lumière des projecteurs qui aveuglait Jesse.
— Belle Jesse, dit-il, sa main levée comme en un geste d’adieu.
On l’emmenait de force, on l’éloignait de lui, de la scène.
Elle riait quand ils la relâchèrent.
Son chemisier blanc était maculé de sang. Ses mains aussi étaient couvertes de pâles traces dont il lui semblait reconnaître le goût salé. Elle rejeta la tête en arrière et éclata de rire. Quelle curieuse expérience que de ne pas entendre son propre rire, d’en sentir seulement les vibrations à l’intérieur de son corps, d’avoir conscience de rire et de pleurer en même temps. Le gorille l’insulta en termes grossiers, menaçants. Mais peu lui importait.
Elle était de nouveau engloutie par la marée humaine qui la refoulait, la pressait de toutes parts. Un lourd brodequin écrasa son pied droit. Elle trébucha et se laissa entraîner vers les portes.
Tout lui était égal maintenant. Elle savait. Elle savait tout. La tête lui tournait. Elle serait tombée si la cohue ne l’avait pas maintenue debout. Jamais encore elle n’avait éprouvé un aussi merveilleux sentiment d’abandon, une telle libération.
La cacophonie démentielle continuait – les visages apparaissaient puis disparaissaient dans un brouillard de lumières colorées. Des relents de marijuana et de bière lui parvenaient. Elle avait soif. Oui, elle avait envie d’une boisson fraîche. Elle avait si soif ! Elle porta sa main à sa bouche et se mit à lécher le sel et le sang. Son corps tremblait, comme souvent au bord du sommeil. Un doux frémissement qui signifiait que les rêves arrivaient. Elle continua de lécher le sang, les yeux fermés.
Il lui sembla soudain qu’elle était dans un espace dégagé. Plus personne ne la bousculait. Elle releva la tête et vit qu’elle avait atteint la rampe qui menait au foyer, quelque trois mètres en contrebas. La foule était derrière elle, au-dessus d’elle. Elle allait pouvoir se reposer ici. Elle était tirée d’affaire.
Elle laissa courir sa main le long du mur graisseux, tout en enjambant des gobelets en carton écrasés et une perruque jaune de quatre sous. Elle s’adossa à la paroi et se détendit. La lumière crue du foyer l’éblouissait. Le goût du sang était encore sur sa langue. Elle allait se remettre à pleurer, et c’était la meilleure chose à faire. Pour le moment, il n’y avait ni passé ni présent, aucune obligation ; le monde tout entier, du plus simple au plus sublime, était changé. Elle flottait dans un état miraculeux de paix, de détachement jusque-là inconnu. Si seulement elle avait pu parler de tout cela avec David. Si seulement elle avait pu partager cet écrasant secret avec quelqu’un.
Quelque chose la toucha, quelque chose qui lui était hostile. A contrecœur, elle se retourna et aperçut une silhouette massive à ses côtés. Qui était-ce ? Elle s’efforça d’identifier l’intrus.
Des membres noueux, maigres, des cheveux noirs plaqués en arrière, une bouche au rictus mauvais peinte en rouge, mais la peau, la même peau. Et les canines. Il n’était pas humain... C’était l’un des leurs.
Talamasca ?
Cette interrogation haineuse lui arriva comme un sifflement, elle la reçut en pleine poitrine. Instinctivement, elle leva les bras pour se protéger.
Talamasca ?
Une vibration silencieuse et pourtant grondante de rage.
Elle eut un mouvement de recul, mais une main la saisit à la gorge, des doigts s’enfoncèrent dans son cou. Elle tenta de crier quand la créature la souleva de terre.
Puis elle se sentit voler à travers la pièce et elle cria jusqu’à ce que sa tête s’écrase contre le mur.
Le trou noir. Elle vit la douleur. Des éclairs jaunes puis blancs le long de sa colonne vertébrale, qui se ramifièrent en milliers de flammèches dans ses membres. Son corps s’engourdit. Elle s’écroula sur le sol, son visage et ses paumes déchirées par le ciment, puis elle bascula sur le dos.
Elle ne voyait plus rien. Peut-être ses yeux étaient-ils fermés, mais bizarrement, s’ils l’étaient, elle ne pouvait pas les ouvrir. Elle entendit des voix, des clameurs, un coup de sifflet ou était-ce le tintement d’une cloche ? Il y eut comme un bruit de tonnerre, c’étaient les applaudissements du public là-haut. Des gens autour d’elle discutaient.
Quelqu’un dit, tout près de son oreille :
— Ne la bougez pas, elle a une fracture de la colonne vertébrale.
La colonne vertébrale ! Peut-on vivre avec la colonne vertébrale fracturée ?
Quelqu’un posa la main sur son front, mais elle ne perçut qu’un vague picotement, comme lorsqu’on a très froid, qu’on marche dans la neige et qu’on ne ressent plus rien. Je ne vois plus rien.
— Écoutez, mon petit (une voix de jeune homme – une voix comme on pouvait en entendre à Boston, La Nouvelle-Orléans ou New York. Un pompier, un policier, un brancardier), on s’occupe de vous. L’ambulance arrive. Ne vous agitez surtout pas. Tout ira bien.
Quelqu’un lui palpait la poitrine. Non, on prenait ses papiers dans la poche de son chemisier – Jessica Miriam Reeves.
Elle était auprès de Maharet et toutes deux examinaient la carte géante piquetée de petites lumières. Et elle comprit. Jesse, fille de Miriam, fille d’Alice, fille de Carlotta, née de Jane Marie, née d’Anne, née de Janet Belle, née d’Elizabeth, née de Louise, née de Frances, née de Frieda.
— Laissez-nous passer, s’il vous plaît, nous sommes des amis.
David.
On la soulevait. Un hurlement retentit. Elle avait hurlé malgré elle. De nouveau, l’écran lui apparut avec le grand arbre et les noms. Frieda, née de Dagmar, née de...
— Doucement, allez-y doucement, bon sang !
L’air devint frais et humide. La brise lui caressa le visage, mais ses extrémités étaient comme mortes. Elle sentait ses paupières, mais elle ne parvenait pas à les bouger.
Maintenant Maharet lui expliquait : « Depuis la Palestine, jusqu’en Mésopotamie, puis la lente remontée à travers l’Asie Mineure jusqu’à la Russie et l’Europe de l’Est...»
Était-elle dans un corbillard ou dans une ambulance ? Pas dans une ambulance, c’était trop calme. Et le mugissement de la sirène, bien qu’il fût régulier, résonnait dans le lointain. Qu’était-il arrivé à David ? Il ne l’aurait abandonnée que morte. Mais comment David se trouvait-il là ? N’avait-il pas dit que rien au monde ne pourrait le faire venir ? Non, David n’était pas là, elle avait tout imaginé. Mais plus étrange encore, Miriam n’était pas à ses côtés non plus. « Sainte Marie, mère de Dieu... maintenant et à l’heure de notre mort...»
Elle écouta. Ils traversaient la ville à toute vitesse. Le véhicule se pencha dans un virage. Mais où était son corps ? Elle n’en avait aucune conscience. Les vertèbres cassées. Cela voulait sûrement dire qu’on était mort.
Qu’est-ce que c’était, cette trouée dans la jungle ? Une rivière ? Non, une rivière ne pouvait pas être aussi large. Comment traverser ? Mais ce n’était pas Jesse qui marchait dans la jungle, puis qui longeait le fleuve. C’était quelqu’un d’autre. Pourtant, elle voyait les mains tendues qui écartaient les lianes et les grandes feuilles humides, comme si c’étaient ses propres mains. Les cheveux roux, tout emmêlés, pleins de brindilles et de terre.
— Est-ce que vous m’entendez, mon petit ? On est là, on s’occupe de vous. Vos amis sont dans la voiture derrière. Ne vous faites pas de souci.
Il continua à la rassurer. Mais elle avait perdu le fil. Elle ne distinguait plus ses paroles, seulement son intonation apitoyée. Pourquoi était-il si désolé pour elle ? Il ne la connaissait même pas. Se rendait-il compte que le sang qui couvrait son chemisier, ses mains, n’était pas le sien ? Était-elle coupable ? Lestat avait essayé de lui dire qu’ils étaient tous des démons, mais cela lui avait paru alors sans importance, impossible à relier au reste. Non qu’elle se moquât de ce qui était juste et bon. Mais pour elle, la découverte de la vérité était à ce moment-là primordiale. Il lui avait parlé comme si elle avait eu une idée en tête alors qu’il n’en était rien.
Voilà pourquoi il valait mieux qu’elle meure. Si seulement Maharet pouvait comprendre. Et dire que David était dans la voiture derrière. De toute façon, David était au courant d’une partie de l’histoire. Ils ouvriraient un nouveau dossier : Reeves Jessica. Ça ferait une preuve supplémentaire : « Un de nos membres dévoués... victime de... extrêmement dangereux... n’entreprendre en aucun cas une “approche”. »
On la déplaçait une fois de plus. De nouveau l’air frais, des odeurs d’essence et d’éther. Elle savait que de l’autre côté de cette léthargie, de cette obscurité, l’attendait une douleur atroce et qu’elle devait rester immobile, ne pas tenter de franchir cette frontière. Qu’ils me transportent, qu’ils roulent le chariot dans le hall.
Quelqu’un pleurait. Une petite fille.
— M’entendez-vous, Jessica ? Je veux que vous sachiez que vous êtes à l’hôpital et que nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour vous sortir de là. Vos amis sont dans la salle d’attente. David Talbot et Aaron Lightner. Nous leur avons dit que vous ne deviez pas vous agiter...
Bien sûr, ça allait de soi. Avec les vertèbres brisées, le moindre mouvement peut vous être fatal, si vous n’êtes pas déjà mort. Des années plus tôt, dans un hôpital, elle avait vu une jeune fille avec la colonne vertébrale cassée. Elle s’en souvenait, maintenant. Le corps de la jeune fille était attaché à un énorme cadre en aluminium. De temps en temps, une infirmière bougeait le cadre pour changer la jeune fille de position. C’est ce que vous allez me faire ?
Il recommençait à parler, mais cette fois, il était plus loin. Elle pressait le pas à travers la jungle, elle se rapprochait, le grondement de la rivière s’amplifiait. Il disait...
— ... Bien sûr que nous pouvons faire des radios, des analyses, mais vous devez comprendre que son état est désespéré. La partie postérieure de la boîte crânienne a subi une grave lésion. Le cerveau est apparent et présente un hématome qui ne sera plus résorbable dans les heures qui viennent...
Salaud, tu m’as tuée. Tu m’as écrasée contre ce mur. Si je pouvais mouvoir ne serait-ce qu’une infime partie de moi-même – mes paupières, mes lèvres. Mais je suis emmurée. Je n’ai plus de corps et pourtant j’y suis emmurée ! Quand j’étais petite, c’est ainsi que j’imaginais la mort : enterré vivant, sans yeux pour voir, sans bouche pour crier. Et les années passaient, interminablement...
Ou alors, on errait dans le royaume crépusculaire en compagnie des spectres, se croyant vivant alors qu’on était mort. Mon Dieu, je veux savoir si je suis morte et je veux savoir quand.
Ses lèvres. Une sensation ténue. Quelque chose d’humide, de chaud. On lui entrouvrait les lèvres. Mais il n’y avait personne ici, non ? Ils étaient dehors dans le couloir, et la chambre était vide. Elle aurait su si quelqu’un avait été là. Et pourtant elle pouvait maintenant sentir le chaud liquide couler dans sa bouche.
Qu’est-ce que c’est ? Que me donnez-vous ? Je veux rester lucide.
Dors, mon aimée.
Non, je ne veux pas. Je veux sentir la mort venir. Je veux savoir !
Mais le liquide remplissait sa bouche et elle l’avalait. Les muscles de sa gorge réagissaient encore ! Ce goût délicieux, un peu salé, elle le connaissait ! Elle connaissait cette divine sensation qui lui chatouillait le palais. Elle déglutit plus énergiquement. Elle pouvait sentir la peau de son visage s’animer, la brise qui la frôlait. Une douce chaleur descendait le long de son épine dorsale, de ses jambes, de ses bras, suivant exactement le même chemin que la douleur un peu plus tôt, et tous ses membres semblaient reprendre vie.
Dors, ma bien-aimée.
Sa nuque la picotait, et ce picotement se propagea jusqu’à la racine de ses cheveux.
Ses genoux étaient contusionnés, mais ses jambes n’étaient pas touchées, elle pourrait remarcher ; et le drap était soudain lourd et rêche sous ses doigts. Elle eut envie de se redresser, mais il était encore trop tôt pour essayer.
D’autant qu’on la soulevait du lit, qu’on l’emportait.
Mieux valait dormir, à présent. Car si c’était ça la mort... eh bien, elle n’avait rien contre. Les voix à peine audibles, les hommes qui discutaient, se querellaient, quelle importance maintenant. Il lui sembla que David l’appelait. Mais que voulait-il qu’elle fasse ? Qu’elle meure ? Le docteur menaçait d’appeler la police. Qu’aurait pu faire la police ? La situation était presque comique.
Ils descendirent un escalier interminable. Un souffle d’air frais la caressa.
Le bruit de la circulation s’intensifia, un autobus gronda tout près. Elle n’avait jamais aimé ce vacarme, mais en cet instant, il lui sembla aussi pur que la chanson du vent. Le même balancement que tout à l’heure, comme si elle était étendue dans un berceau. Elle sentit une secousse quand la voiture démarra, puis le roulis lent et égal. Miriam était là, et Miriam voulait que Jesse la regarde, mais Jesse était trop fatiguée.
— Je ne veux pas venir, Mère.
— Jesse, je t’en prie. Il n’est pas trop tard. Tu peux encore me rejoindre.
Comme David quand il l’avait appelée.